La nécessité de repeupler les campagnes par une population vivant non seulement à mais aussi de la campagne apparaît de plus en plus clairement. Une civilisation mondiale durable ne peut s’épanouir qu’en adoptant une économie stable fondée sur la sobriété énergétique et sur un usage cyclique de toutes les ressources, ce qui suppose en premier lieu une agriculture autonome en énergie et économe en ressources minières, qu’on imagine très mal fonctionner sans paysans. A cet impératif de fond s’ajoute un constat évident : l’installation d’un grand nombre de paysans pratiquant une agriculture écologique sur de petites structures et approvisionnant directement un marché très local serait un moyen radical de traiter d’un coup un grand nombre de problèmes majeurs : le chômage, l’explosion urbaine, la surconsommation d’énergie et d’infrastructures, la pollution généralisée des sols et des eaux, la baisse de qualité de l’alimentation, etc.
Ces idées ne sont pas nouvelles, mais l’urgence de les mettre en oeuvre est un peu plus évidente chaque jour. La conjonction de l’agriculture biologique (avec ou sans certification), d’organisations de consommateurs actifs (AMAP notamment), et d’un courant philosophique vers la sobriété matérielle et la décroissance économique offre peut-être une opportunité historique d’engager un mouvement de repeuplement rural non pas subi, comme l’invasion touristique, ou toléré dans des zones reculées, comme l’installation des néo-ruraux il y a trente ans, mais appelé et facilité autant que possible par la société toute entière.
Ce projet se heurte à un obstacle majeur, qui est d’ordre économique et politique : le Marché-Roi décourage aujourd’hui la petite agriculture artisanale, et la politique agricole finit le travail en réservant ses subventions à la production agro-industrielle, et en imposant à l’agriculture artisanale des contraintes réglementaires de plus en plus sévères, sous des prétextes sécuritaires ou sanitaires le plus souvent infondés. Résultat :l’érosion de la population agricole se poursuit (-1/3 tous les dix ans), et la campagne n’est plus qu’une infinie banlieue vouée à l’agro-industrie, ou bien une zone de loisir et de retraite où le capital passe des jours tranquilles.
En dépit de cette ambiance, un grand nombre de gens, jeunes et moins jeunes, font le projet de s’installer à la campagne pour y faire une carrière paysanne.
La première difficulté est de trouver un peu de terre. En attendant que l’Etat change de politique dans ce domaine, il faut ouvrir un front commun paysans-consommateurs-écologistes pour la recherche de terres agricoles et leur mise à disposition de néo-paysans, sous les formes d’accession à la propriété, de bail à long terme (que peuvent consentir des collectivités territoriales par exemple), ou d’organisation collective. En faisant appel à toutes les bonnes volontés, élus locaux, responsables professionnels agricoles, associations, etc.
La seconde difficulté est économique, il s’agit de l’accès au capital d’exploitation (bâtiments, matériel, aménagements fonciers, etc.) et d’un minimum de garantie de revenu pendant la phase de démarrage. Ces problèmes peuvent trouver leur solution d’une part dans les mouvements d’épargne responsable et les institutions de micro-crédit, d’autre part dans l’appareil de subventions et d’allocations déjà existant.
Reste la question du logement.
La moitié ouest de la France a été depuis l’antiquité un pays d’habitat dispersé où, il y a un siècle, souvent plus de 80% de la population rurale occupait des fermes isolées ou des hameaux à l’écart des villages. Ce mode d’occupation du sol correspondait à un paysage de bocage et à une gestion du terroir par des unités individuelles, par opposition aux régions du nord-est par exemple, où le terroir était utilisé collectivement dans un paysage d’openfield, avec un habitat groupé.
L’immense patrimoine bâti qui en était resté dans nos régions est aujourd’hui détruit et effacé du paysage, ou bien converti en résidence primaire, secondaire, tertiaire, etc., mais n’est plus disponible pour l’agriculture. Le serait-il, il est de toute façon hors de portée des moyens financiers le plus souvent très limités des néo-paysans.
Il faut donc bâtir à neuf.
Là se posent deux séries de problèmes :
Techniquement et financièrement, construire son logement n’est pas une mince affaire.
Le droit de bâtir est aujourd’hui réservé à ceux qui ont les moyens d’acquérir un terrain à bâtir dans une zone déclarée constructible par le plan communal, et aux agriculteurs en mesure de justifier de la nécessité où ils sont de se loger sur leur lieu de travail. Dans tous les cas, il est suspendu au permis de construire et assujetti à des normes contraignantes.
Les paysans ont toujours pris en charge eux-mêmes la construction de leur logement et des bâtiments agricoles, quitte à se faire assister d’artisans qualifiés. La construction et l’entretien du patrimoine bâti rural est une des fonctions et prérogatives, et non la moindre, de la population paysanne.
Dans sa dimension technique et financière, le problème des néo-paysans peut se régler à la paysanne, en deux temps : tout d’abord un bâti provisoire ultra-bon marché à base de matériel agricole (serres horticoles en particulier) et de produits du terroir, bois brut, terre crue, paille, laine, etc., et dans un deuxième temps, un habitat définitif, auto-construit en matériaux naturels locaux et en cohérence avec un idéal d’intégration écologique et sociale. Tant pour le provisoire que pour le définitif, les solutions existent et ont été validées concrètement, y compris pour ce qui touche à la gestion des excréments et des eaux grises.
On peut estimer que la réalisation de ces bâtiments incombe aux néo-paysans, ils ne le contesteront pas.
Pour ce qui est de la dimension juridique et réglementaire du problème par contre, c’est à la société de permettre à ces projets de voir le jour, elle a tout à y gagner, et il lui suffit de donner son aval.
Le droit de bâtir encore reconnu du bout des lèvres aux agriculteurs doit être défendu becs-et-ongles, non point comme un privilège mais comme un droit naturel et fondamental, celui de faire sa maison chez soi, droit dont tout le monde a été dépossédé, - sauf les paysans. Nos alliés - consommateurs, militants, etc. - doivent nous rejoindre sur ce combat, conçu comme l’amorce de la reconquête de ce droit par tous.
Les arguments qu’on nous oppose ne tiennent pas :
Il ne faut pas miter le paysage. Mais ici, il est mité depuis la plus haute antiquité, et il était magnifique jusqu’en 1950, quand on s’est mis à arracher les arbres et raser les fermes.
Il faut regrouper les logements pour économiser sur les réseaux. Mais les réseaux d’eau - eau potable et plus encore tout à l’égout - sont des non-sens écologiques et économiques à peu près partout, en tout cas en milieu rural où ils coûtent très cher et rendent de bien mauvais services.
La production et la conservation de l’eau potable à l’échelle familiale est le nouveau cheval de bataille de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) dans sa guerre contre les maladies liées à l’eau, elle a abandonné le dogme de l’approvisionnement universel en eau potable par réseaux tubés, trop cher, inefficace, incontrôlable, etc. Les techniques dont elle fait aujourd’hui la promotion - filtres à sable, stockage familial dans des micro-citernes de terre cuite - offrent une alternative à la fois au réseau d’adduction d’eau et à l’eau minérale en bouteille plastique. Quand au tout à l’égout, les charges retenues contre lui sont très lourdes, en termes sanitaires, écologiques et économiques, et il n’est plus admissible que le projet démentiel d’y raccorder le maximum de population serve de prétexte à des restrictions au droit de bâtir, alors que des solutions simples, efficaces et bon marché - toilette à compost et pour les eaux grises, lits d’infiltration ou filtres plantés - sont disponibles et validées dans toutes les situations. Reste le réseau électrique : c’est encore l’occasion de revendiquer un droit, celui de vivre sans électricité, si tel est son choix, ou si la société rechigne à financer sur fonds publics des extensions de réseau onéreuses, ce qui est parfaitement compréhensible.
Dans une société fondée sur la sobriété, tout type de vente forcée est insupportable, à commencer par la vente d’eau potable non potable, de services d’assainissement qui ravagent les rivières et d’électricité nucléaire.
Cela ne signifie pas que la société se démunisse de tout pouvoir de contrôle sur la construction, loin de là, mais qu’elle l’exerce en respectant cette priorité, qui est de permettre à chacun de prendre en charge lui-même ses besoins essentiels, en valorisant la part de ressources naturelles - terre et autres - qui lui reviennent de droit. Qu’elle fasse preuve d’un vrai souci de solidarité, qui commence par attacher les droits fondamentaux à la personne et non pas à son portefeuille, et à miser au maximum sur l’autonomie et la responsabilité personnelle plutôt que de maintenir des gens « exclus » dépourvus de vrai projet, dans des dispositifs d’assistance où leur dignité souffre et où tout espoir finit par mourir.
Qu’elle reconnaisse son rêve dans celui de ceux qui, nantis de peu de moyens, choisissent la terre, et dont le succès ne peut que rendre l’économie un peu plus humaine, et le monde plus beau.
Pierre Besse le 19/12/04